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L’orthophonie et la pluralité des genres

Pendant que j’étudiais à la maîtrise professionnelle en orthophonie, j’apprenais à affirmer ma transidentité. Ces deux parcours simultanés ont fait naître chez moi de nombreuses questions et réflexions sur les façons dont les notions de genre sont et devraient être intégrées en orthophonie. Je pense qu’on gagnerait à s’interroger collectivement sur le sujet. Dans ce texte, j’offre cinq raisons pour lesquelles les orthophonistes devraient réfléchir à la pluralité des genres.

1. Parce que certaines attitudes et connaissances favorisent la relation et l’efficacité thérapeutique auprès des patient·e·s trans et/ou non binaires.

Un principe directeur de la pratique orthophonique au Canada est le partenariat avec la personne. Il implique notamment de « tenir compte et répondre aux besoins spécifiques des populations ayant une diversité sur les plans linguistique, sexuel ou culturel » et il se rattache à tous les rôles de l’orthophoniste.1 La pluralité des genres fait partie des aspects de la diversité humaine à considérer et auxquels s’ajuster comme orthophoniste, et ce, peu importe son milieu de pratique.

L’établissement d’une relation thérapeutique et, par conséquent, l’efficacité des interventions dépendent de l’habileté de l’orthophoniste à communiquer d’une façon culturellement appropriée et sans jugement.2 Entre autres, les personnes TGNB devraient se sentir à l’aise d’utiliser les termes qui expriment le mieux leurs identités authentiques. Les orthophonistes devraient respecter et utiliser ces termes.

Parmi les comportements qui peuvent nuire à l’établissement de la relation thérapeutique avec les personnes TGNB, notons :

  • l’utilisation erronée des pronoms et accords d’usage;
  • les réactions de surprise, d’inconfort, de doute ou d’évitement à la suite de la divulgation de la transidentité ou de la non-binarité;
  • les formulaires sans espace pour inscrire le genre autodéterminé, les pronoms et les accords ou encore les relations queers;
  • l’absence de toilettes non genrées;
  • la méconnaissance par les professionnel·le·s de la santé des besoins de santé spécifiques aux populations TGNB.3

2. Parce que les remises en question de la notion de genre constituent une occasion de pratique réflexive pour les orthophonistes.

Les comportements décrits au point précédent sont des exemples de micro-agressions vécues régulièrement dans le milieu de la santé par les personnes transgenres et/ou non binaires (TGNB). Les micro-agressions sont des offenses brèves et « banales », souvent involontaires et invisibles aux yeux des personnes qui les commettent, mais qui sont néanmoins préjudiciables pour les personnes qui les subissent. Des biais liés au genre, largement inconscients et produits culturellement, sont à l’origine de ces micro-agressions.3

Les orthophonistes devraient réfléchir à leurs propres biais liés au genre et aux impacts potentiels de ceux-ci sur leur travail. Est-ce que je véhicule des stéréotypes de genre dans ma pratique? Est-ce que j’assume que mes patient·e·s sont des hommes ou des femmes cisgenres? Est-ce que la pluralité des genres est représentée dans mes activités thérapeutiques ou sur les dépliants, affiches, publicités, documents et images que voient mes patient·e·s? Quels impacts mes mots et mes gestes peuvent-ils avoir sur les personnes et communautés TGNB?

La pratique réflexive permet de s’améliorer continuellement en tant que professionnel·le. De plus, elle garde notre travail quotidien intéressant : elle nous évite de tomber dans les automatismes, elle éveille la créativité et elle nous renvoie aux besoins uniques de chaque personne rencontrée.4

3. Parce que les personnes trans et non binaires sont plus nombreuses au sein de certains groupes typiquement rencontrés en orthophonie que dans la population générale.

La transidentité est, par exemple, plus fréquente chez les personnes autistes. Une hypothèse est que celles-ci se conforment moins aux normes sociales, dont les normes de genre, comparativement aux personnes allistiques.5 Ce « double statut minoritaire » s’accompagne d’expériences et de défis particuliers.

Les personnes des communautés TGNB sont aussi plus à risque de vivre un déclin cognitif précoce que le reste de la population, notamment compte tenu du stress minoritaire qu’elles vivent. Toutefois, les barrières d’accès aux soins de santé nuisent à la détection et au traitement du déclin cognitif.6,7

Par ailleurs, en approfondissant leur compréhension de l’histoire et des processus de maintien des iniquités sociales liées à l’identité et à l’expression de genre, les orthophonistes peuvent aussi approfondir leurs réflexions concernant d’autres formes d’oppression et de discrimination touchant leurs patient·e·s : liées à la neurodiversité, à l’âge, aux capacités cognitives, etc.

Par exemple, l’Intervention Comportementale Intensive (ICI) ou l’Applied Behaviour Analysis (ABA), une intervention encore largement aujourd’hui utilisée auprès d’enfants autistes, prend un sens nouveau et dérangeant lorsqu’on considère ses racines communes avec les thérapies de conversion destinées aux jeunes non conformes dans le genre (Feminine Boy Project de Lovaas).8

4. Parce que les orthophonistes ont la responsabilité de contribuer à réduire les iniquités de santé vécues par les personnes trans et non binaires.

Les communautés trans et non binaires (TGNB) vivent des iniquités de santé, c’est-à-dire des différences sur le plan de la santé qui sont évitables et désavantageuses par rapport à d’autres groupes sociaux. Ces iniquités s’enracinent dans leur stigmatisation historique, alors que le discours biomédical les présentait comme « déviantes » et pathologisait leurs identités. Aujourd’hui, la discrimination et les micro-agressions demeurent courantes. Les expériences de soins négatives passées ou anticipées peuvent faire en sorte que certains individus TGNB retardent le moment ou évitent tout simplement d’obtenir les soins dont ils ont besoin.9,10

Les professionnel·le·s, les milieux et les institutions de la santé ont donc la responsabilité de contribuer à remédier aux iniquités de santé vécues par les communautés TGNB. D’un côté, les orthophonistes devraient développer leur humilité culturelle et leur compétence interculturelle à l’égard de ces communautés. De l’autre, les organisations qui forment les futur·e·s professionnel·le·s, qui régulent la profession ou qui emploient des orthophonistes devraient aussi poser des actions pour rendre les pratiques et les milieux plus sécuritaires et sensibles à la pluralité des genres.

5. Parce que les orthophonistes sont particulièrement bien placé·e·s pour soutenir les revendications des personnes trans et non binaires par rapport à la langue.

L’orthophoniste travaille auprès de groupes variés vivant des difficultés de communication et de déglutition. Étymologiquement, le mot « orthophonie » renvoie à « l’art de corriger les vices de la parole ».11 On peut facilement s’imaginer qu’aux yeux du public général, l’orthophoniste représente le « bien parler ».

Le langage joue une place centrale dans la construction et la négociation de l’identité. On comprend donc aussi que certaines personnes choisissent d’utiliser des néo-pronoms et/ou des accords neutres en référence à elles-mêmes pour mieux refléter qui elles sont (plutôt que les pronoms il/elle ou les accords masculins/féminins).

Pensons à l’intervention orthophonique auprès d’enfants ayant un trouble du langage. De quelle façon les règles de grammaire « féminin/masculin » sont-elles expliquées? Est-ce que le « bien parler » inclut les néo-pronoms et les accords neutres, ou uniquement les pronoms et accords binaires traditionnels?

Un nombre considérable de personnes voient les innovations linguistiques d’un mauvais œil. Des institutions comme l’Office québécois de la langue française déconseillent le recours à ces innovations en affirmant qu’« [a]ucun changement général concernant la distinction grammaticale masculin/féminin ne se profile à l’horizon. »12

Or, l’orthophoniste, avec son bagage en linguistique, sait que la langue évolue. L’orthophoniste, qui travaille auprès de populations vulnérables dont les communautés de la diversité de genre et les personnes ayant un trouble du langage ou une dyslexie-dysorthographie, sait que la langue peut constituer un facteur d’exclusion. Alors, l’orthophoniste ne serait-iel pas particulièrement bien placé·e pour promouvoir une langue française aussi inclusive que possible, en considérant un maximum de critères de discrimination sociale?

Conclusion

Bref, la considération de la pluralité des genres par les orthophonistes serait bénéfique tant pour leurs patient·e·s que pour les orthophonistes elleux-mêmes. Voici quelques stratégies de base à adopter en lien avec la pluralité des genres :

  • Faire preuve d’écoute;
  • Prendre le temps d’apprendre;
  • Respecter et favoriser l’autodétermination, c’est-à-dire le fait qu’une personne peut affirmer et exprimer son genre comme elle le veut;
  • Différencier certains concepts clés, comme le sexe, l’identité de genre et l’expression de genre;
  • Reconnaître la diversité des parcours de transition ainsi que les contextes particuliers et obstacles à surmonter;
  • Valoriser l’expertise des personnes concernées.

Références

  1. Alliance canadienne des organismes de règlementation en orthophonie et en audiologie (ACOROA). (2018). Profil de compétences nationales pour l’orthophonie. Repéré à https://www.cacup-aslp.ca/files/documents/Profil de compétences nationales pour l’orthophonie – 2018.pdf
  2. Haymer, M., Buckler-Amabilis, S., Lawrence, K. et Tye, M. (2020). Language and History of the LGBTQ Community. The Equal Curriculum (p. 1-12).
  3. Dean, M. A., Victor, E. et Guidry-Grimes, L. (2016). Inhospitable Healthcare Spaces: Why Diversity Training on LGBTQIA Issues Is Not Enough. Journal of Bioethical Inquiry, 13(4), 557-570. https://doi.org/10.1007/s11673-016-9738-9
  4. Bassot, B. (2016). What is reflective practice. The Reflective Practice Guide: An Interdisciplinary approach to critical reflection (p. 1-14). Routledge.
  5. Warrier, V., Greenberg, D. M., Weir, E., Buckingham, C., Smith, P., Lai, M. C., . . . Baron-Cohen, S. (2020). Elevated rates of autism, other neurodevelopmental and psychiatric diagnoses, and autistic traits in transgender and gender-diverse individuals. Nature Communications, 11(1), 3959. https://doi.org/10.1038/s41467-020-17794-1
  6. Correro, A. N. et Nielson, K. A. (2020). A Review of Minority Stress as a Risk Factor for Cognitive Decline in Lesbian, Gay, Bisexual, and Transgender (LGBT) Elders. Journal of Gay & Lesbian Mental Health, 24(1), 2-19. https://doi.org/10.1080/19359705.2019.1644570
  7. Fredriksen-Goldsen, K. I., Jen, S., Bryan, A. E. B. et Goldsen, J. (2018). Cognitive Impairment, Alzheimer’s Disease, and Other Dementias in the Lives of Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender (LGBT) Older Adults and Their Caregivers: Needs and Competencies. Journal of Applied Gerontology, 37(5), 545-569. https://doi.org/10.1177/0733464816672047
  8. Gibson, M. F. et Douglas, P. (2018). Disturbing Behaviors: Ole Ivar Lovaas and the Queer History of Autism Science. Catalyst: Feminism, Theory, Technoscience, 4(2), 1-28. https://doi.org/10.28968/cftt.v4i2.29579
  9. Spurlin, W. J. (2019). Queer Theory and Biomedical Practice: The Biomedicalization of Sexuality/The Cultural Politics of Biomedicine. Journal of Medical Humanities, 40(1), 7-20. https://doi.org/10.1007/s10912-018-9526-0
  10. Institute of Medicine (2011). The Health of Lesbian, Gay, Bisexual, and Transgender People: Building a Foundation for Better Understanding. Washington, DC: The National Academies Press.
  11. Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi). (1994). Orthophoniste : CNRS & Université de Lorraine. Repéré à http://www.atilf.fr/tlfi
  12. Office québécois de la langue française (OQLF). (2019). Désigner les personnes non binaires. Repéré à http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=5370

Ce texte a été rédigé dans le cadre d’un projet de promotion menant à l’obtention de la maîtrise professionnelle en orthophonie. Il a d’abord été publié sur un blog distinct, avant d’être rapatrié sur le site Web de L’orthophonie pour toustes.